
La réintroduction des chevreuils dans le le Parc du Haut-Languedoc, au tournant des années 80, sème le trouble dans cette région jusque-là paisible, réveillant de sourdes rancunes. Les Chasseurs d'un côté, de l'autre leurs opposants, ceux qu'on appelle les Chevreuils. Comme Anna plongée dans la réécriture d'une vieille légende de chasse qui va se révéler peu à peu sous un jour inquiétant. Ou Fleur, sa fille, qui du haut de ses dix ans, rumine de sombres vengeances.
Un enchaînement d'évènements étranges va bientôt dégénérer en tragédie. Morel, un gendarme nouvellement nommé dans le pays, est chargé de mener l'enquête.
Parviendra-t-il à lever le mystères qui se cache derrière la sanglante légende du Comte rouge ?
LES PREMIERES PAGES DE LE COMTE ROUGE :
Il était une fois dans une époque sombre, un lieu perdu qu’on disait Malamort. Un pays noir, venteux, couvert de rocs, de landes, de bois sourds. C’est là, dans cette contrée écartée que vivait Etbert d’Estouges, un si méchant seigneur qu'on le nommait le Comte rouge. Rouge comme sa chevelure, sa barbe broussailleuse et l’épaisse toison qui couvrait son poitrail. Rouge comme la houppelande dont il aimait se vêtir par les temps de grand froid. Rouge comme le sang qui lui poissait les mains et barbouillait sa bouche à la fin de ses chasses. Car Etbert était un terrible chasseur…
1
Les trois points de suspension tapés, Anna d’un geste distrait poussa le chariot de la machine à écrire, tira la feuille du rouleau, la rangea dans la chemise cartonnée posée sur la pyramide de bouquins en équilibre sur le coin du bureau. Le regard dans le vague, elle songea, avec une pointe de satisfaction à la dernière phrase qu’elle venait de taper sur sa bonne vieille Olivetti. « Pas si mal ! » s’entendit-elle dire à haute-voix. Car cette dernière phrase, si banale à première vue, lui avait donné un peu de fil à retordre. La phrase, pas vraiment. Seulement l’adjectif… Elle avait hésité un bon moment entre « cruel », « horrible », « abominable », avant de se décider pour ce « terrible » dont elle venait d’affubler le héros de son histoire. Terrible, c’était bien le qualificatif qui convenait à Etbert, pensa-t-elle. Avec sa dentale agressive, son double « r », qui sonnait comme l’écho de l’infernale chevauchée, et puis, précédant le mot chasseur, c’était comme si l’adjectif emportait avec lui un vent de terreur qui balayait le haut-pays, à l’heure où Etbert lâchait sa meute dans les brandes.
Un adjectif, pris comme cela, ça à l’air de pas grand-chose, songea-t-elle. On l’ajoute, on l’enlève, on joue avec pour s’accorder. Juste un effet. Une question de rythme. Un petit casse-tête d’écrivain. Laissant ses réflexions grammaticales, Anna sur le point de quitter le petit salon à la tapisserie vert amande, transformé en bibliothèque bureau, jeta un œil sur la fenêtre du jardin. Le soleil couchant irisait le carreau, découpant sur le mur opposé ce qu’elle s’imagina être l’ombre cornue d’une silhouette de sorcière. Elle haussa l’épaule, esquissa un sourire, songeant que lorsque on reste ainsi plongé dans l’univers imaginaire des histoires on a du mal, parfois, à reprendre pied dans le monde réel.
2
Il ne doit pas être loin de cinq heures, se dit-elle, songeant qu’elle avait laissé sa montre sur la coiffeuse de la salle de bain. Une rumeur monte de la venelle. Les premiers gamins qui sortent de l’école. Marc et Antoine. Les jumeaux à coup sûr. Les fils du boulanger. Toujours les premiers, à la galopade, pressés de rentrer, de se jeter sur les chocolatines et les brioches que Francine a mises de côté, dans un sac de jute, sous le comptoir, afin que son mari ne les vende pas à un retardataire. Après ce sera la bande du Foirail. Une volée de garçons, piaillant, braillant, se houspillant, pressés d’aller taper dans le ballon, sur le terrain de jeu, derrière le Monument aux Morts. Fleur tardera un peu. Car Fleur tarde toujours, comme à son habitude. La dernière à rentrer, forcément. Elle traînaille sans doute avec Judith ou Claire, le long de la route du Mas, grattant les vieux murs en quête d’un bâton de réglisse, au lavoir du Théron peut-être, ou les garçons avec leurs bateaux de fer blanc organisent des batailles navales, du côté de l’abattoir parfois, afin d’apercevoir, derrière le ventail de bois entrouvert, une génisse, entravée et tremblante, l’œil dilaté, agonisant sous la main du boucher. Anna a un frisson de dégoût en se figurant le spectacle de l’égorgement qui attire parfois les gamins. Les garçons, passe encore… mais les filles ! Comment peuvent-elles se réjouir de voir ça ? Est-ce de la curiosité, du voyeurisme, est-ce de la cruauté ? L’idée à peine évoquée suscite aussitôt, chez elle, un sursaut de dégoût. Elle songe au vers de La Fontaine : « Cet âge est sans pitié ! » Elle ne peut pourtant se résoudre à le croire. Un trait d’esprit, un mot de fabuliste. Une commodité de rime. La seule idée que les enfants puissent être pervers, mauvais, dénués de la moindre empathie pour les animaux, lui répugne. Que les gamins, les filles, que Fleur, au sortir de l’école, puissent filer, à toutes jambes jusque vers l’abattoir, voir le spectacle de bêtes au supplice dépasse son entendement. Quelle fascination peut-elle donc éprouver ? Quel effrayant mélange de jouissance et de répulsion peut trouver sa propre fille à contempler l’égorgement, le flot de sang, l’agonie lente et la mort d’animaux sans défense ? En y songeant, elle en éprouve un sentiment pénible de culpabilité. Elle se sent responsable. Peut-être… Mais où et quand et en quoi a-t-elle pu faillir ? Ces questions lancinantes la taraudent. Rousseauiste dans l’âme, Anna demeure convaincue que la méchanceté, la perversité, la malice, sont le fait des adultes, des seuls adultes et le mal le pur produit de la société. L’être humain est naturellement bon, affirme-t-elle avec force quand le sujet vient à la discussion, et c’est la société, martèle-t-elle avec détermination, qui finit, peu à peu, par le rendre mauvais. Pour Anna ce n’est pas là un point de vue, une opinion, une théorie défendue par une philosophie optimiste. Non. Pour Anna il s’agit d’une conviction, d’une certitude, d’un postulat qui structure son système de pensée, son être entier, et quelles que soient les objections que l’on peut lui opposer parfois, comme Martial, par exemple qui, en ricanant, la traite de naïve, d’allumée, elle n’en démord pas. Toute sa vie s’est même bâtie autour de ce qui pour elle a toujours été une claire évidence. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle s’est résolue à quitter définitivement Paris. À s’éloigner des villes, de leur tracas, leur air vicié, leurs relations frelatées, leurs amitiés douteuses. Pour cela, qu’après de multiples pérégrinations, elle s’est installée dans ce paisible village de montagne, dans un coin reculé du parc régional du Haut-Languedoc, réputé pour sa tranquillité et son bien vivre. Pour cela aussi qu’elle a rompu avec Martial, son dernier compagnon, qu’elle a fini par trouver, en dépit de leur longue histoire, cynique et amoral. Qu’elle a fait le choix d’élever seule, sa fille, au plus proche de la nature. Des vraies valeurs et des vrais gens comme elle se plait à dire avec fierté. Pour cela enfin qu’elle a abandonné un travail bien payé d’assistante de direction, pour vivoter grâce à un petit héritage qui lui a permis, de façon opportune, de se consacrer à ce qui est depuis toujours sa passion, son rêve : écrire des contes pour enfant, qui traitent, sans complaisance, du moins le croit-elle, du bien et du mal, mais où les rôles des uns et des autres sont, par ses soins, distribués d’avance. Ce Comte Rouge par exemple auquel elle s’est attelée depuis quelques jours. Une vieille légende qui court depuis la nuit des temps dans le pays. Une de ces histoires de peurs comme on disait jadis et que l’on racontait, en famille, le soir, à la veillée, au coin de l’âtre, en pelant les châtaignes. Un conte pour les grandes personnes mais tout autant destiné à l’édification des plus petits.