LE POUVOIR D'UN MOT
Isabelle Cervellin-Chevalier a partagé le quotidien d’étudiantes saoudiennes de 2008 à 2016, de l’université jusque dans leur intimité familiale. De la confrontation de ces cultures et du questionnement profond sur la notion de liberté est né ce roman.
Ses études en France terminées, Hourïa revient dans son pays natal. Pour elle, c’est un véritable choc des cultures. Nourrie de nouveaux rêves, d’une vision de la vie différente et de l’amour de Paul, elle n’est plus à sa place chez elle. Désormais, son avenir ne tient qu’à une formalité administrative. Pour l’obtenir, elle va devoir composer avec un frère Muttawa, policier en charge de la prévention du vice et de la protection de la vertu, des femmes qui referment sur elles les portes de leur existence, un quotidien où elle n’est qu’une silhouette noire, des traditions qui puisent leurs racines dans le sable que le vent emporte. Isolée dans sa famille entre désillusion et persévérance, silence et obstination, parviendra-t-elle jamais à échapper au piège de son destin ?
EN GUISE DE PREFACE :
Il est des univers dont on garde des saveurs, des odeurs ou des sons. Les yeux fermés sur le quotidien, quelles couleurs ont les souvenirs ?
Au royaume de l’or noir, les femmes ont l’air de porter le deuil.
L’Islam est matérialisé par le vert du drapeau d’État et de guerre.
Les hommes sont vêtus de blanc, leurs couvre-chefs ornés de motifs rouges.
Les tempêtes de sable saupoudrent la ville d’un voile de poussière gris.
Le désert est émaillé de blocs de grès beige.
Quant aux dunes ocre aux contours mouvants, elles chantent parfois dans le vent.
Ainsi va la vie…
LES PREMIERES PAGES :
Certains ne deviennent jamais fous
Leurs vies doivent être bien ennuyeuses
Charles Bukowski
NOIR
Le vent soulève la poussière. L’air est brûlant. Un voile de sable opacifie l’horizon. Rien n’a changé. Les voitures glissent sur le ruban noir reliant l’aéroport à la ville. Des panneaux publicitaires vantent les nouvelles fonctionnalités de l’Intelligence artificielle. Le jour se lève. J’étouffe. La toile se colle sur mes dents. J’évite d’ouvrir la bouche. J’ai soif. Les manches longues couvrent mes bras. Mes mains cherchent la climatisation entre l’allume-cigare et la prise USB. Mes doigts gonflés étirent les coutures. Un peu d’air frais s’infiltre à la base du pouce. L’étoffe est restée la même. Le noir m’a absorbée.
Impitoyable, le rétroviseur me renvoie une image que je voulais avoir oubliée. Je suis une silhouette monochrome pareille à des millions d’autres. Je dois m’effacer, disparaître pour rester digne d’être regardée.
Le souvenir de nos rires au bord de la Méditerranée me revient. Je ressemble à un sac poubelle en route pour la décharge. Que dirait Paul s’il me voyait ? « C’est la vie » ? Je vais devoir sortir, promener de maison en maison le contour de moi-même. Ils seront rassurés de me voir de retour.
Sortir sans abaya, niqab et hijab ? Un voisin préviendra la police de la protection de la vertu et de la prévention du vice. Les Muttawas surgiront d’on ne sait où pour se saisir de la créature sortie nue. Je serai entre les mains lestes des garants des bonnes mœurs, jetée au fond d’une geôle aux murs qui cloquent. Mon Mahram, le responsable de mes actes, viendra présenter des excuses pour cet attentat à la pudeur. Si j’étais mariée, ce serait Paul. Pour l’instant, c’est mon père. Pour qu’il n’ait pas à perdre la face au commissariat du quartier, j’imagine que c’est mon frère qui viendrait…
Une année a suffi à tout bouleverser. J’ai changé. Le retour est aussi violent que l’aller a été simple !
Les réunions du club de français pour « les boursières en partance » n’avaient rien d’anodin. Notre candeur était pitoyable. Doctoura Gihane savait. Qui d’autre mesurait la portée de ces séances aux accents récréatifs à l’heure de la pause prière-déjeuner ?
D’une voix qui ne trahissait jamais son inquiétude, elle nous mettait en garde :
« En France, les garçons et les filles ne sont pas séparés. Tout ce que vous ferez, partout où vous irez, ce sera avec des filles et avec des garçons. C’est normal, c’est comme si vous étiez en famille. »
Nous imaginions un monde fraternel, mais l’angoisse nous rendait curieuses.
« Banat, les filles, un peu de silence ! Il y a des choses que vous devez savoir pour ne pas être prises au dépourvu. Les garçons et les filles, en dehors du royaume, c’est pareil. Vous entendrez parler d’égalité des sexes, de féminisme, et de bien d’autres mouvements sociaux que nous ne connaissons pas. Je vous expliquerai, mais pas ici… »
Il nous aurait fallu un espace de discussion sans risque. Nous avons compris plus tard, sur le terrain.