Les secrets de 'abbé Brugard
Une vie. Une famille encombrée de non-dits. Encombrée de mensonges et de crimes. Une petite ville du Nord sur la Lys, à cheval sur la frontière belge. Période difficile, ravagée par la guerre.
« Henriette » raconte l’histoire douloureuse de cette famille
PREMIERES PAGES :
PREMIÈRE PARTIE
HENRIETTE
1910
Elle n’entendait plus les gémissements de sa mère. Embusquée, derrière la porte entrouverte sur la cuisine. Elle avait serré sa tête entre ses mains. De toutes ses forces. À la faire exploser. Les yeux incapables de se détacher des fesses blanches projetées à grands coups de reins entre les genoux relevés, tout écartés. De sa mère, elle ne voyait que le visage tordu, les yeux fermés, la bouche grande ouverte. Elle ne hurlait pas, elle gémissait à peine. L’homme, hors d’haleine, s’était immobilisé. Son grand cul blanc avait tremblé. Il avait poussé un cri plaintif, retombant de toute sa masse en travers du corps allongé sur la table. Etait-il mort ?
Elle voyait maintenant le pantalon ramassé en accordéon sur les chevilles. Le mort s’était soudain redressé en reculant, sans un regard pour la femme abandonnée à pleurer. Henriette aurait voulu détourner les yeux, tout oublier : Il ne s’est rien passé…
L’homme tourné de côté remontait son pantalon. C’était lui, Edouard, l’ami de son père. Ils travaillaient ensemble à l’usine. Le soir, ils allaient boire au café de l’Octroi. Henriette avait laissé retomber ses mains le long de son corps. On n’entendait plus aucun bruit, aucune parole, juste la musique du vin qu’on verse dans un verre. Sa mère s’était redressée, réajustait ses vêtements, ébrouait ses cheveux. L’homme avait rejeté la tête en arrière pour boire d’un trait. Se retournant vers le fourneau, la mère prit la cafetière, se versa du café, dit de sa voix éraillée : Fous le camp, Maurice va rentrer.
Henriette s’était reculée dans l’encoignure de la cave pour ne pas être vue. Elle aussi maintenant avait fermé les yeux et ouvert sa bouche toute grande. Elle entendit le pas de l’homme. Il passa devant elle sans la voir et sortit en claquant la porte. De la cuisine parvenaient des sanglots étouffés. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait pleurer sa mère ; d’habitude, c’était avec son père, ça se passait dans la chambre, la nuit. Elle faisait semblant de dormir mais elle entendait tout. Son père disait : Tais-toi donc bourrique, tu vas réveiller la gosse… Après, plus rien, le silence, le temps que le père s’endorme ; jusqu’à ce qu’il se mette à ronfler comme une grosse machine. Sa mère se levait, s’accroupissait sur le pot ; Henriette écoutait le pipi.
La porte d’entrée s’ouvrit, son père appela :
— Dégrouille Eulalie, j’ai besoin d’aide ! J’ai récupéré deux sacs de charbon à l’boutique, faut les mettre à la cave. Je les laisse à l’entrée !